Les premiers chronographes Breitling
La Fabrique d'Horlogerie Breitling a été créée à St Imier en 1884 par Léon Breitling. Il y avait déjà des horlogers dans la famille et on pourrait donc faire remonter la lignée à une date encore antérieure1.
L'entreprise s'est d'emblée spécialisée dans les chronographes et les compteurs, qui étaient très demandés en cette fin de 19e siècle pour le chronométrage sportif, les applications militaires et industrielles, et elle est rapidement devenue l'une des plus importantes fabriques suisses de ce type de montres.
Bien que l'entreprise soit toujours active de nos jours, on sait très peu de choses sur les montres qui ont été produites à St Imier puis à La Chaux-de-Fonds avant les années 1940. Un ouvrage a été édité par l'entreprise en 2009 mais il ne donne aucune information à ce sujet2.
De plus, au début de son existence Breitling ne signait pas ses cadrans ni ses mouvements, ce qui était d'ailleurs assez courant à cette époque car cela permettait au détaillant de mettre sur le cadran son propre nom. Mais, curieusement, chez Breitling ces cadrans vierges ont existé jusqu'à la fin des années 1930, y compris sur les chronographes-bracelets, alors que tous ses concurrents arboraient fièrement leurs patronymes. Il est donc difficile aujourd'hui d'attribuer un chronographe à Breitling, que ce soit un chronographe de poche ou bracelet datant d'avant 1940.
A cela se rajoute le nombre important de montres modifiées avec des cadrans refaits ou des gravures ajoutées sur les ponts des mouvements, ce qui ne facilite pas la recherche de la vérité historique...
Le but de cet article est d'essayer, à travers l'examen de chronographes de la fin du 19e et du début du 20e, et de la documentation qui est parvenue jusqu'à nous, de déceler les mouvements qui sont probablement originaires de la fameuse Fabrique Montbrillant. Un deuxième article fera le point sur les nombreux calibres chronographes produits à la même époque, en particulier dans les Montagnes Neuchâteloises.
Période Léon Breitling
Plusieurs périodes jalonnent l'histoire de Breitling3, chacune pouvant donner des indices sur les chronographes et leurs mouvements. En 1884 donc, Léon Breitling s'installe à St Imier. St Imier est à cette époque un haut-lieu du chronographe : des sociétés comme Longines, Jeanneret Fils, Jeanneret Frères, Ferdinand Bourquin, Reymond-Rod & Aeschlimann ou encore Droz et Cie en fabriquent déjà. La plupart sont des manufactures, parfois avec des calibres en propre, aisément reconnaissable, parfois avec des mouvements de base provenant de fabricant d'ébauches comme Charles Hahn au Landeron, ou Alfred Lugrin, future Lémania, qui créé sa propre société à L'Orient-de-l'Orbe la même année que Léon Breitling.
Le 22 mai 1889, Léon Breitling dépose un brevet, n° 927, donc un des premiers brevets déposé en Suisse, sur un mécanisme simplifié de chronographe. Il y est décrit un mouvement doté d'une seule roue de chronographe, à denture simple. Sous cette roue, d'assez grande taille, on trouve un ressort muni d'une gorge en forme de fourche au dessin bien caractéristique. C'est exactement cette configuration que l'on retrouve dans le chronographe simple, c'est-à-dire sans compteur de minutes, présenté dans l'illustration 2. De surcroit, on trouve sous le balancier la mention du n° de brevet 927, attestant donc bien qu'il s'agit d'un chronographe Breitling.

Extrait du brevet Breitling du 22 mai 1889


Chronographe simple anonyme, c.1889, attribué à Breitling. Le calibre est conforme au brevet Breitling n°927, déposé le 22 mai 1889.
Ce mouvement ne ressemble pas aux autres mouvements fabriqués par les entreprises concurrentes dans la région, et encore moins à ceux fabriqués dans la Vallée de Joux. Tout au plus y a-t-il un certain lien de parenté avec un mouvement de Veuve de Jules-Fred. Jeanneret, fabriqué d'ailleurs sous licence Lugrin, mais il est possible que celui-ci ait été fabriqué plus tardivement. Il pourrait donc s'agir d'un calibre entièrement fabriqué par Breitling à St Imier.
En 1892 Léon Breitling déménage à La Chaux-de-Fonds. Les raisons de ce déménagement ne sont pas connues. La concurrence était peut-être forte à St Imier et La Chaux de Fonds présentait sans doute l'avantage d'une cité plus importante, plus facile d'accès et où il était plus facile de trouver des locaux plus grands. Une partie de la famille Breitling habitait également La Chaux-de-Fonds, ce qui a peut-être joué un rôle.
L'entreprise s'installe dans un superbe bâtiment situé boulevard du Petit Château qui deviendra quelques temps plus tard rue Montbrillant. L'entreprise deviendra alors la Léon Breitling, Montbrillant Watch Manufactory.
Le 12 février 1892 Léon Breitling dépose une marque de fabrique sous la forme des initiales L et B en lettres stylisées, à l'intérieur d'une roue à colonne.


Dans cette remarquable publicité, qui date de 1893, on note, en haut à gauche, une reproduction de la marque de fabrique, en forme de roue à colonnes, déposée par Breitling en 1892.
Malheureusement cette marque, lorsqu'elle existe, n'est pas utilisée sur la platine mais dessous. Il est donc impossible d'un seul coup d'œil de repérer la marque et donc l'origine du mouvement. Ce n'est que récemment qu'on a découvert qu'un type particulier de mouvement de chronographe portait la marque de fabrique Breitling sous le pont de barillet4. Là aussi ce type de mouvement n'a pas d'équivalent, aussi bien dans les montagnes Neuchâteloises que dans la Vallée de Joux. Et la bascule intermédiaire, qui porte une roue intermédiaire pleine dans les versions les mieux finies du mouvement , a une forme en Y ondulé, caractéristique que l'on va retrouver par la suite sur les mouvements chronographes Breitling. On peut donc admettre qu'il s'agit bien d'un calibre Maison. L'ébauche était-elle toutefois produite à La Chaux-de-Fonds ? Il est possible qu'Alfred Lugrin ait été mis à contribution : on observe sur les mouvements, sous la roue de chronographe, un levier en forme de demi-cercle, sur lequel est fixée une corne à charnière pouvant bloquer une dent de la roue du compteur de minutes. Il s'agit d'un perfectionnement breveté par Alfred Lugrin en 1889 avec un complément de brevet publié en 1891. Mais il faut se rappeler aussi que jusqu'en 1895 Lugrin utilisait des ébauches venant de Charles Hahn au Landeron. Difficile donc de savoir si Breitling avait simplement une licence du brevet ou si tout ou partie des pièces provenait de l'Orient. Comme il était fréquent à cette époque, le mouvement existait dans différents niveaux de qualité, depuis la version basique jusqu'à la version soignée avec pièces anglées et réglage fin de la raquette. On remarque que sur les versions basiques le perfectionnement de Lugrin n'est pas utilisé : il est possible toutefois que ces versions de mouvement soient plus récentes.






Trois exemples de chronographes compteurs anonymes, c.1900, attribués à Breitling. La marque de fabrique Breitling est présente sous la platine. A noter, la différence de finition entre les mouvements, la version basique ayant une structure simplifiée par rapport à la version soignée et n'utilisant pas le perfectionnement breveté par Lugrin sous forme d'un levier sous la roue de chronographe que l'on peut voir dans les autres versions.
Deux autres marques figuratives seront déposées peu après par Breitling : un cycliste et un cheval de course et son jockey sautant un obstacle. Mais il semble que ces marques n'ont pas été utilisées pour les chronographes, mais uniquement pour les compteurs Breitling.
Période Gaston Breitling
Léon Breitling disparait en 1914 et c'est son fils Gaston, né en 1884, donc la même année que l'entreprise, qui prend la relève. Dès 1915 Breitling lance son premier chronographe-bracelet et il a la particularité d'avoir un poussoir indépendant, à 2h. Le mouvement, de 16 lignes, était de « bonne qualité » avec spiral Breguet et 17 rubis.

Publicité de 1915


Chronographe-bracelet anonyme avec poussoir indépendant à 2h, c. 1915, attribué à Breitling. Le calibre, de 16 lignes, n'est retrouvé que dans ce type de montres et semble donc bien être exclusif à Breitling.
Ces chronographes ne sont pas signés, pas plus que leurs mouvements. Par chance un catalogue datant d'environ 1928 a été retrouvé par Benno Richter qui l'a publié dans son livre sur Breitling5. On y voit le mouvement des chronographes-bracelets et on y retrouve la bascule intermédiaire et sa forme caractéristique.

Illustration extraite d'un catalogue des années 1920, publié par Benno Richter dans son livre sur Breitling. On y voit le mouvement des premiers chronographes-bracelets Breitling.
Par ailleurs, ce mouvement n'a pas l'aspect des autres calibres chronographes produits à cette époque, que ce soit Omega, Valjoux, Nicolet ou Lémania. On peut donc considérer là aussi qu'il s'agit d'un calibre Maison. Etait-il toutefois entièrement produit et monté à La Chaux-de-Fonds ? Voilà ce qu'écrit Alfred Golay dans l'ouvrage Dubois Dépraz, 90 années d'horlogerie compliquée6, publié en 1991 : « Les fabriques d'horlogerie pour lesquelles Marcel Dépraz, en ses débuts, assemble et monte des mécanismes nous sont peu connues. Nous possédons cependant quelques documents des maisons suivantes : Robert Frères, Minerva, à Villeret ; G-Léon Breitling à La Chaux-de-Fonds ; Nathan Weil à La Chaux-de-Fonds ; G.M. Guinand aux Brenets ; Excelsior park à St Imier ; Charles Hahn, Fabrique d'ébauches au Landeron ». Il est donc possible que les calibres chronographes Breitling des années 1910 soient passés par la Vallée de Joux, et ce d'autant que les relations avec Dépraz sont importantes : « Les clients se jalousent les uns les autres, voire s'espionnent. Il arrive même à Marcel Dépraz, lors de voyages à La Chaux-de-Fonds, de faire des détours afin de ne pas être aperçu, dans la crainte d'essuyer des reproches de ceux qui ne sont pas contactés. L'exemple suivant est significatif. Par une lettre, Marcel Dépraz avise secrètement G.L. Breitling que N. Weil veut sortir un nouveau chronographe 16 lignes et veut le faire fabriquer au lieu. Il écrit donc : « Je ne veux pas l'entreprendre à votre insu ». Une deuxième lettre précise « C'est donc entendu, vous nous laissez la liberté d'entreprendre ce nouveau chronographe-compteur 16 lignes Weil » ».
Le N. Weil dont il est question est sans doute Nathan Weil, fabricant de La Chaux-de-Fonds, installé rue Léopold Robert. Nathan Weil a en effet sorti un chronographe-bracelet de 16 lignes en 1913, soit deux ans avant Breitling. Les relations de Breitling avec Dépraz étaient donc, semble-t-il, déjà solides au moment de la sortie du premier chronographe-bracelet Breitling.

Publicité de 1913 montrant le chronographe-bracelet de Nathan Weil. Le mouvement provenait de Marcel Dépraz dans la Vallée de Joux.
Le poussoir indépendant est présenté comme une invention de Breitling dans la littérature « officielle »7. Qu'en est-il vraiment ?
Le 26 juillet 1895, la société Nicolet Fils et Cie, fabricant de chronographes à La Chaux de Fonds, dépose le brevet n° 10582 qui décrit une « montre-chronographe dans laquelle le poussoir qui sert à actionner le mécanisme de chronographe, est diamétralement opposé au pendant de la montre, ce qui simplifie beaucoup le travail de fabrication de la montre-chronographe, et assure la régularité du fonctionnement du mécanisme de chronographe, qui se trouve ainsi écarté du mécanisme de remontage et de mise à l'heure du mouvement de la montre. » Il s'agit donc bien d'un poussoir indépendant, placé ici à 6h. Nicolet et Fils a produit sur la base de ce brevet des chronographes de très petites dimensions, le mouvement faisant seulement 13 lignes, ce qui est très inhabituel pour l'époque, et il n'est pas impossible du coup que des versions bracelets aient été produites.
Un autre chronographe de la fin du 19e siècle, dispose lui aussi d'un poussoir indépendant, cette fois placé à 9h. Ce chronographe simple et son mouvement sont signés Fidelis, marque déposée par la société Favre-Leuba du Locle en 1885. Il est donc possible que cette montre soit antérieure aux chronographes Nicolet et Fils avec poussoir à 6h.

Extrait du brevet Nicolet et Fils du 26 juillet 1895 montrant un chronographe avec poussoir indépendant.




Deux exemples de chronographes de poche avec poussoir indépendant de la fin du 19e siècle. Le chronographe anonyme est une production de Nicolet Fils et Cie à La Chaux de Fonds. Il est muni d'un petit calibre manufacture de 13 lignes. Le chronographe Fidélis est une production de Favre-Leuba au Locle.
Il y a aussi un poussoir indépendant sur le premier chronographe-bracelet Omega. Celui-ci fut lancé par la Manufacture biennoise en 1913, soit deux ans avant Breitling. Le mouvement est le calibre 18 lignes P CHRO, créé en 1906 et ainsi décrit par Marco Richon dans son livre sur Omega8 : « Caractéristique intéressante : il est construit de manière à être utilisé aussi bien en version lépine (avec poussoir dans la couronne) qu'en version savonnette (avec poussoir à six heures) sans nécessiter aucune modification. »


Chronographe-bracelet Omega, c. 1913 avec poussoir indépendant à 6h. Calibre Omega 18P CHRO. Collection du Musée Omega à Bienne.
Reconnaissons toutefois à Breitling l'idée, excellente par ailleurs, d'avoir mis ce poussoir à 2h, position idéale pour commander les fonctions d'un chronographe-bracelet.
En 1923 Gaston Breitling dépose un brevet, n° 105532, portant sur un poussoir indépendant gérant le départ et l'arrêt de la trotteuse centrale, la remise à zéro se faisant en tirant sur la couronne. C'était une anticipation du deuxième poussoir, puisque la reprise du chronométrage était possible, mais ici dans une version moins aboutie car il n'était pas facile de faire une remise à zéro rapide, les deux mains étant nécessaires. Il n'est pas sûr d'ailleurs que des mouvements de ce type aient été commercialisés car, malgré des recherches prolongées, il ne nous a pas été possible d'en retrouver la trace dans la littérature ou les collections publiques.

Schéma extrait du brevet Breitling de 1923 montrant un deuxième poussoir pour la reprise du chronométrage.
Le calibre décrit dans le brevet est différent de celui du chronographe-bracelet et différent des chronographes de poche des années 1900. Il est en revanche conforme au mouvement des chronographes « Montbrillant » décrit dans le catalogue des années 20 publié par Benno Richter, et là aussi il ne correspond pas à un modèle connu fabriqué par Lémania ou Valjoux. Il s'agit donc là d'un quatrième mouvement chronographe exclusif. Comme les précédents calibres chronographe de poche Breitling, celui-ci existait en différent niveaux de finition avec 7, 15 ou 18 rubis.

Illustration extraite d'un catalogue des années 1920, publié par Benno Richter dans son livre sur Breitling. On y voit le calibre chronographe de poche « Montbrillant ».
On dispose toutefois de très peu d'informations pour Breitling sur la période des années 1920. C'est d'ailleurs vrai pour nombres d'entreprises dans cette période, plutôt troublée. En effet, après la première guerre mondiale l'horlogerie suisse entre dans une longue période de crise : en 1921 par exemple, la moitié des effectifs des fabriques est au chômage. C'est aussi une période de profonde mutation avec la création d'Ebauches SA, de l'UBAH et de l'ASUAG. L'activité des manufactures et des établisseurs est de plus en plus encadrée et il devient impossible de créer de nouveaux calibres en dehors des conventions. Economiquement, la situation ne redeviendra plus favorable qu'à partir de 1934.
Période Willy Breitling
Gaston Breitling meurt jeune, en 1927 à l'âge de 43 ans. Son fils Willy n'a que 14 ans et c'est donc un groupe de directeurs qui assurent l'intérim. La société devient la « Compagnie des montres Montbrillant G.-Léon Breitling ». Cela n'empêchera pas la sortie en 1931 d'un nouveau chronographe-bracelet muni d'un calibre monopoussoir de 14 lignes. S'agissait-il d'un calibre exclusif ou d'un calibre fourni par le trust Ebauches SA ? En faveur de la première hypothèse il y a l'existence des mouvements 16 lignes exclusifs et les relations privilégiées avec Dépraz. En faveur de la deuxième hypothèse il y a le fait que peu après, d'autres établisseurs, comme Invicta ou Eberhard, vont proposer eux aussi un nouveau calibre de 14 lignes. Malheureusement nous n'avons pas trouvé de documents permettant d'identifier le mouvement utilisé par Breitling.

Publicité de 1931 montrant le nouveau chronographe-bracelet Breitling avec calibre de 14 lignes.

Publicité de 1932 montrant un chronographe Invicta revendiquant également un nouveau calibre de 14 lignes.
A peu près à la même époque apparaît également un nouveau calibre pour les chronographes de poche. Un extrait de catalogue datant des années 1930 et publié par Richter nous donne heureusement des informations à ce sujet. L'examen du mouvement montre une disposition en miroir par rapport au calibre 16 lignes de 1915. Si on examine le mouvement échappement en bas, la couronne de remontoir se trouve désormais à droite du mouvement alors qu'elle était à gauche précédemment. D'autre part l'air de parenté devient flagrant avec les calibres chronographes Landeron, même si le calibre Breitling ne correspond pas exactement à l'un des nombreux mouvements proposés par l'ex fabrique d'ébauches Charles Hahn à ses clients. Ce calibre ne semble toutefois pas exclusif à Breitling. On le retrouve en effet dans de rares chronographes monopoussoirs signés Eberhard. Difficile de savoir s'il existait un accord entre les deux sociétés ou si elles avaient le même fournisseur d'ébauches.


Chronographe de poche anonyme, c. 1935, attribué à Breitling. Calibre de 16 lignes proche de la production Landeron de l'époque mais semble-t-il exclusif à Breitling.

Extrait d'un catalogue Breitling des années 1930 publié par Richter dans son livre sur Breitling et montrant un mouvement identique à celui du chronographe de l'illustration 16.

Calibre Breitling c. 1930 (A) comparé aux calibres Landeron de la même époque (B et C). Il y a des ressemblances mais le calibre Breitling est bien différencié.


Chronographe monopoussoir Eberhard c. 1935. Le mouvement est identique à celui utilisé par Breitling pour ses chronographes de poches 16 lignes.
Ce calibre monopoussoir sera très vite remplacé par un nouveau calibre apportant une innovation majeure : le double poussoir. « Pour répondre aux exigences toujours plus grandes, tant au point de vue industriel que sportif, de la vie moderne, qui oblige chacun à calculer en secondes, à tout traduire en chiffres, la Compagnie des Montres « Montbrillant » G. Léon Breitling S.A., La Chaux de Fonds, vient de créer une nouveauté technique offrant un maximum d'avantages, d'utilité et de perfection au chronographe-compteur bracelet muni de ce nouveau mécanisme. Il s'agit du principe du calcul du temps effectif de toute observation adapté sur un chronographe-compteur bracelet. Ce principe a déjà été, il y a quelques temps, appliqué aux chronographes-compteurs de poche. L'aspect de la pièce créée par la maison G. Léon Breitling S.A. diffère nettement de celui d'un chronographe-compteur bracelet habituel. En effet, ce nouveau chronographe-compteur possède deux verrous ou poussoirs à usage différent et à fonctions indépendantes l'une de l'autre.9 »
Willy Breitling a pris la responsabilité de l'entreprise en 1932, à l'âge de 19 ans, et c'est le 6 octobre 1933 qu'est déposé le fameux brevet. On y voit un mouvement différent du calibre 14 lignes de 1931 et l'air de famille se confirme avec les mouvements Landeron.

Extrait du brevet Breitling de 1933 sur un chronographe à 2 poussoirs.
Une publicité de 1935 montre un mouvement conforme à celui du brevet de 1933. Il est signé Montbrillant et a effectivement un air de famille avec les mouvements Landeron de l'époque. Mais il en diffère par plusieurs détails et peut à nouveau être considéré comme exclusif à Breitling.

Publicité de 1935 montrant un mouvement conforme à celui du brevet de 1933.

Calibre Breitling Montbrillant de 1935 (A) comparé aux calibres Landeron de la même époque (B : Landeron 3 et C : Landeron 2). Ici aussi il y a des ressemblances mais le calibre Breitling est différent.
Il y a toutefois un fait curieux. En 1935 Ebauches SA publie un catalogue de calibres où l'on trouve en particulier les calibres Landeron. Pour la première fois, l'un deux est un calibre à deux poussoirs et il est présenté dans une boîte qui est exactement celle des premiers Breitling deux poussoirs. En revanche, comparé au schéma du brevet de 1933 et surtout au calibre Montbrillant de 1935, ce calibre Landeron n'est pas très ressemblant. Le doute persiste donc et ne sera probablement levé qu'avec l'examen attentif d'un de ces chronographes.

Illustration montrant à gauche un extrait d'une publicité Breitling de 1934 et à droite un extrait d'un catalogue de calibres Landeron de 1935. La ressemblance est troublante, mais à aujourd'hui rien ne permet d'affirmer que ce calibre Landeron a été utilisé par Breitling.
On peut s'interroger par ailleurs sur la validité du brevet sur les 2 poussoirs. Voici ce que disait Bernard Humbert, grand spécialiste du chronographe dans les années 1950 : « En 1878, construisant un compteur de sport simplifié, M. M. Grossmann, spécialiste dans la fabrication des « montres à observation », fut amené, de par la conception même de son mécanisme, à le munir de trois poussoirs, soit : un poussoir pour la fonction de départ, un pour l'arrêt et le troisième pour la remise à zéro. Il remarqua immédiatement l'avantage que présentait son compteur pour effectuer certaines observations ; avantage qu'il avait obtenu, selon ses propres termes, « sans le vouloir » ; disons plutôt sans le chercher. L'arrêt de la trotteuse n'étant plus obligatoirement suivi de la remise à zéro, mais la trotteuse pouvant être remise en marche après l'avoir immobilisée, on a la possibilité de déduire d'une observation, un temps d'arrêt, ou d'obtenir automatiquement le temps total de plusieurs observations consécutives, même si elles sont séparées par un temps d'arrêt. Durant bien des années, cet avantage fut rarement exploité. Depuis l'ère du chronographe-bracelet, par contre, presque tous les chronographes offrent cette possibilité10. »
De plus, en 1893, Paul-Louis Droz, futur créateur de la Manufacture Junior à St Imier, avait déposé le brevet suisse n°6180 intitulé « Mécanisme à double effet pour montres-chronographes simples, montres-chronographes à rattrapante, montres-chronographes à compteur, etc. ». Il y décrivait bien l'utilisation d'un deuxième poussoir permettant la reprise d'un chronométrage sans remise à zéro, l'arrêt et la remise à zéro pouvant ensuite se faire indifféremment par l'un ou l'autre des deux poussoirs.

Détail du brevet Paul-Louis Droz de 1893 montrant un calibre chronographe à double poussoir.
Enfin, à peine un an après le premier chronographe deux poussoirs Breitling, deux autres sociétés vont en proposer : Universal et Angélus. Or ce sont des manufactures qui n'avaient pas à passer par Landeron ou Dépraz pour leurs calibres chronographes. S'il n'y avait pas de licence sur le brevet, c'est peut-être qu'il y avait en effet des antériorités qui rendaient le brevet caduc.
A partir de 1935 les choses vont s'accélérer. Willy Breitling insuffle un dynamisme extraordinaire à l'entreprise qui multiplie ses gammes, avec des nouveautés aussi bien côté designs que côté mouvements. Mais les cadrans restent toujours aussi discrets. Il faut donc une étude minutieuse des informations publiées à l'époque dans la presse professionnelle, pour essayer de retracer la chronologie des évènements.
C'est vers 1935, semble-t-il, qu'apparaissent les premiers marquages sur les mouvements et les cadrans. On peut trouver la marque « Breitling » mais aussi la marque « Montbrillant ». Il semble d'ailleurs qu'il y ait eu au sein de la société Breitling quelques hésitations quant au nom à donner à l'entreprise. Le mot Montbrillant est régulièrement utilisé depuis l'installation à La Chaux de Fonds. De 1934 à 1936 il va même supplanter le nom Breitling dans de nombreuses publicités. Mais dès 1937 la marque Breitling reprendra définitivement le dessus, même si, occasionnellement, on peut trouver la marque Montbrillant jusqu'en 1939.
Il faut noter toutefois qu'une seule publicité, en 1935, montre un cadran de chronographe-bracelet où apparaît le mot Montbrillant. Toutes les autres, aussi bien en 1935 qu'en 1936, montrent des cadrans non signés.


Chronographe-bracelet monopoussoir, c. 1935, signé Breitling. Calibre de 15 lignes, proche des calibres Landeron mais spécifique.
C'est aussi en 1935 que Breitling lance son chronographe sans compteur 12 lignes « bon marché ». Il nous est présenté dans le Journal Suisse d'Horlogerie : « Dans bien des pays, le compteur 15 ‘'' est difficile à introduire, étant donné sa grandeur, qui en rend l'usage peu pratique. C'est pour parer à cet inconvénient que la « Fabrique de montres Montbrillant » vient de créer un nouveau chronographe simple 12''' qui est mis sur le marché à un prix modique. Il rencontrera certainement le meilleur accueil dans tous les milieux intéressés, d'autant plus qu'il est d'une présentation très élégante, jamis atteinte encore dans ce genre de montres. Le mouvement est réservé à la Fabrique Montbrillant par « Ebauches S.A. ». Il peut être livré avec cadran simple, tachymètre, pulsomètre (pour nurses, médecins), télémètre avec tachymètre, etc.11 »
Le mouvement en question est un calibre Landeron, réservé à Breitling. Sur un catalogue datant de la fin des années 30 on peut observer qu'il est légèrement différent du Landeron 32, apparu la même année et utilisé par plusieurs autres entreprises.

Publicité de 1936 montrant la gamme de chronographes sans compteur avec calibre 12 lignes. A noter la version Aviateur.

Planches de pièces détachées du calibre Breitling de 12 lignes, c. 1938

Calibre de chronographe sans compteur Landeron 32, c. 1935. Le mouvement est très proche, mais certaines pièces présentées dans la planche du catalogue Breitling sont légèrement différentes.
En 1936 on voit apparaître deux nouveaux mouvements : un 13 lignes en version monopoussoir et 2 poussoirs, et un 14 lignes deux poussoirs. Dans les deux cas il s'agit de calibres Vénus, si l'on en croit le catalogue de la fin des années 1930. C'est le début de la collaboration fructueuse entre Breitling et Vénus et la fin des calibres réservés. Désormais les mouvements Breitling seront conformes à ceux listés dans les catalogues publiés par Ebauches SA.

Extrait d'un catalogue Breitling de la fin des années 1930 montrant des pièces de rechange pour chronographes. Il s'agit d'un calibre Vénus 175.

Extrait du même catalogue Breitling. Il s'agit ici d'un calibre Landeron 39.
En 1937, un calibre 13 lignes Landeron 2 poussoirs apparaît sur certains modèles, et la marque Breitling apparaît désormais régulièrement sur les cadrans. De tout petits chronographes, destinés probablement aux poignets féminins, font leur apparition. Ils existent en version 1 ou 2 poussoirs et leur mouvement est caractéristique : c'est le fameux Valjoux 69 de 10,5 lignes, petit calibre qui a permis également la fabrication des premiers chronographes carrés avec verre carré, vers 1940. C'est la première fois qu'un calibre Valjoux apparaît dans la gamme Breitling et l'expérience ne sera pas souvent renouvelée. A l'opposé, un imposant 15 lignes 2 poussoirs est parfois utilisé, probablement sur base Landeron.


Chronographe carré anonyme, c. 1940, attribué à Breitling. Calibre Valjoux 69 de seulement 10,5 lignes.
Enfin, en 1939 Breitling sort un chronographe équipé du Vénus 170, caractéristique avec ses compteurs sur midi et 6h. C'est le nouveau témoin d'une longue collaboration entre le fabricant d'ébauches de Moutier et le fabricant de chronographes de La Chaux-de-Fonds. Il devient alors très facile de reconnaitre les mouvements utilisés par Breitling qui sont conformes à la production de Vénus, bien que quelques rares exceptions existent avec des chronographes munis de calibres Valjoux. Cette fidélité ne cessera qu'en 1969 avec la sortie du calibre chronographe automatique Chrono-Matic. Mais Vénus vivait alors ses dernières heures, les calibres chronographes d'Ebauches SA disparaissant progressivement au profit des seuls calibres Valjoux.

Publicité de 1939 montrant un chronographe avec compteur de minutes à midi et son mouvement, calibre Vénus 170.
Les designs
Faute de marque sur les cadrans, il faut une analyse minutieuse des publicités et des documents d'époque pour essayer de systématiser les nombreux designs de boîtes et de cadrans utilisés par Breitling, depuis son origine jusqu'à la fin des années 1930. Les tableaux ci-joint en font une synthèse.



Le problème des faux
Breitling est une marque réputée et recherchée des collectionneurs. Comme les premiers chronographes, aussi bien montres de poche que montres-bracelets, n'étaient pas signés, il est tentant pour les faussaires de refaire des cadrans et de marquer à postériori des mouvements pour augmenter frauduleusement la valeur d'un chronographe. Des filières apparemment bien organisées existent en particulier en Amérique du Sud, en Allemagne et aux Etats-Unis. Ceci ne facilite pas bien sûr le travail de l'historien qui doit redoubler de vigilance à l'examen de ce type de montres. Les faux grossiers se reconnaissent facilement, avec un peu d'habitude. Le cas classique d'un cadran immaculé et d'un mouvement très oxydé est un bon exemple d'une pièce qu'il faut examiner avec prudence. D'autres imitations sont plus subtiles et, sans prétendre ici donner des conseils infaillibles, pour ce qui est des chronographes-bracelets de la fin des années 1930, il est utile d'examiner attentivement le logo Breitling et son lettrage. Il est en effet bien codifié depuis sa première apparition en 1936 et les faussaires sont rarement capables de l'imiter à la perfection. Les illustrations suivantes en donnent quelques exemples. La forme des aiguilles est également un élément discriminant : jusqu'aux années 1940 Breitling n'a utilisé qu'environ 5 designs d'aiguilles.

Exemple d'un logo authentique en haut et de deux imitations en bas.
En conclusion
Bien que la maison Breitling ne signait pas ses cadrans et ses mouvements entre ses début en 1884 et la fin des années 1930, il est possible par un examen attentif des mouvements d'attribuer un chronographe « anonyme » à la célèbre fabrique Montbrillant. Pas moins de huit calibres chronographes sont attribuables à Breitling, qu'ils aient été fabriqués en interne ou en exclusivité par un sous-traitant. Les premiers calibres chronographes de la fin du 19e siècle étaient sans doute fabriqués par Breitling. A partir du 20e siècle, Breitling a travaillé avec Marcel Dépraz dans la Vallée de Joux, sur des calibres exclusifs avec des bases venant probablement de Charles Hahn, société qui prendra plus tard le nom de Landeron. Avec la création d'Ebauches SA en 1927 et l'obligation pour les établisseurs d'utiliser les calibres du trust, Breitling est passé à des calibres Landeron puis Vénus de série.
Des zones d'ombre restent encore à explorer, en particulier les mouvements utilisés pour les premiers chronographes à deux poussoirs ou les calibres utilisés pour les premiers chronographes-bracelets 14 lignes. Espérons que l'étude de pièces authentiques dans les années à venir permettra de compléter l'histoire passionnante de cette maison majeure dans la saga du chronographe suisse.
Remerciements : pour les illustrations, remerciements particuliers à Gerd-R. Lang, Christian Pfeiffer-Belli, Klaus Zimmerman et Eitan A. La plupart des documents d'archives ont été consultés au Musée International d'Horlogerie de La Chaux-de-Fonds grâce à la disponibilité et à l'amabilité de toute l'équipe du centre de recherche dirigée par Ludwig Oechslin, Nicole Bosshart et Jean-Michel Piguet.
- Pour une généalogie de la famille Breitling, voir le site breitlinglounge.de à l'adresse : http://www.breitlinglounge.de/index.php?page=Thread&threadID=1095 (lien vérifié en décembre 2010)
- Breitling, The book, édité par Breitling SA, 2009
- Pour l'histoire de Breitling, voir référence 2 et le Journal Suisse d'Horlogerie, 1945, p. 213 ss
- Des informations à ce sujet peuvent être trouvées sur le site breitlinglounge.de à l'adresse suivante : http://www.breitlinglounge.de/index.php?page=Thread&threadID=1093 (lien vérifié en décembre 2010)
- Benno Richter, Breitling, The history of a great brand of watches, Editions Schiffer, 1995 (2ème édition), p. 58 ss
- Dubois Dépraz, 90 années d'horlogerie compliquée, édité par Dubois Dépraz, 1991, p. 12 ss
- Référence 2, p. 41
- Marco Richon, Omega, voyage à travers le temps, édité par Omega, 2007, p.522
- Revue Internationale de l'Horlogerie, 1934, p.40
- B. Humbert, Le chronographe et son évolution, Revue Internationale de l'Horlogerie, 1949, 21, p. 23
- Journal Suisse d'Horlogerie, 1935, p 21-22
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