Le chronographe Nivada Chronomaster

Bien que moins connu que ses illustres contemporains que sont l'Heuer Carrera, le Breitling Top Time ou l'Omega Speedmaster, le chronographe Chronomaster de Nivada n'en représente pas moins la quintessence du chronographe des années 1960 : un nom unique, un design facile à reconnaître, et une déclinaison dans de multiples variantes aussi bien côté cadrans que côté mouvements. Habituelle aujourd'hui, cette prolifération de modèles était nouvelle à l'époque et elle a favorisé le renouveau du chronographe qui était alors en perte de vitesse. Mais quel était alors le contexte historique et à quoi ressemblent les différentes versions du Chronomaster ?
On sait en fait peu de choses sur Nivada. Selon Pritchard l'entreprise aurait été créée en 1926 à Granges (Grenchen) par Jacob Schneider puis reprise par son fils Max qui était toujours à la tête de l'entreprise en 1976. Aux Etats-Unis Nivada était distribué par la société Croton. On peut d'ailleurs trouver des montres Nivada signées Croton ou portant la double signature Croton et Nivada Grenchen. L'ajout du nom Grenchen à Nivada semble venir d'un contentieux avec Movado aux Etats-Unis qui trouvait "Nivada" trop proche de "Movado".
Dans les années 1930 Nivada fut l'une des premières entreprises à fabriquer des montres automatiques. On trouvait également au catalogue des montres baguettes, des montres à double cadran et des montres faites en "acier inrouillable" preuves que l'entreprise s'intéressait de près aux innovations de l'époque.

Publicité de 1940
Un tournant semble s'être produit dans les années 50. Dans le cadre de l'Année Géophysique Internationale, Nivada créé une montre automatique étanche baptisée Antartic qui va accompagner les membres de l'expédition polaire Deep Freeze 1 de la Marine Américaine en 1955-1956 au cours d'une campagne internationale d'exploration du pôle sud. C'était à l'époque le dernier continent encore à découvrir. Le retentissement sera très important pour Nivada qui produira des modèles Antartic pendant de nombreuses années.

Nivada Antartic. Publicité de 1958
L'image de montre capable de résister aux conditions extrêmes sera renforcée dans les années 60 avec le lancement en 1964 de la montre de plongée Depthomatic, première montre à disposer d'un indicateur de profondeur, ou bathymètre, et l'année d'après par le lancement de la montre Depthmaster capable de supporter une pression de 100 atmosphères, ce qui correspond à 1000 mètres de profondeur.
Le chronographe Chronomaster est lancé en 1963. Il est présenté comme un chronographe de plongée, étanche à 200 mètres. Il porte en fait 3 inscriptions : Chronomaster, Aviator, Sea Diver. Terre, air, mer d'une certaine façon, soit un beau programme ! L'époque était en effet aux grandes explorations et aux grandes premières sportives et les fabricants de montres suisses ne ratent pas l'occasion de s'y associer pour se faire connaître. De retour du sommet de l'Everest en 1953 Edmund Hillary vante les vertus de sa Rolex, Vulcain grimpe sur le K2, Enicar sur le Lohtsé et Tissot s'offre en 1956 l'Aconcagua, plus haut sommet de la cordillère des Andes. Du côté maritime, en 1960 Rolex s'accroche aux flancs du Trieste de Piccard qui descend à 11000 mètres de profondeur, Zodiac, Vulcain, Enicar, Blancpain accompagnent les plongeurs célèbres tels que Cousteau, Hass et Keller. Aux pôles, Universal fournit en 1958 les membres d'une expédition franco-suisse, Zénith séjourne en 1960 aux îles Kerguelen, Enicar explore l'archipel du Spitzberg et Mido est choisi par les australiens lors de l'Année Géophysique Internationale qui verra l'apparition du modèle Nivada Antartic. Dans les airs, Rolex franchit le mur du son avec Chuck Jaeger en 1947, Universal passe au-dessus du pôle avec la Scandinavian Airline en 1954, Breitling est au poignet de Scott Carpenter pour son vol dans l'espace du 24 mai 1962 et en 1965 l'Omega Speedmaster est sélectionnée par la NASA pour accompagner les astronautes du programme Gemini.
Tous ces exploits soumettent les montres à rude épreuve et leur résistance s'explique aussi par de nombreuses améliorations techniques apportées à la montre-bracelet dans le domaine de l'automatisme, de l'étanchéité, de la qualité des verres et des aciers, etc. L'ensemble profitera bien sûr au chronographe Chronomaster.
Pourtant, à la fin des années 1950, concurrencé par les montres automatiques et les montres étanches, le chronographe ne fait plus recettes. En 1960 la Fédération Horlogère crée un groupe de travail "Chronographes et Compteurs", présidé par Willy Breitling, et lance en 1962 une vaste campagne de promotion du chronographe dans la plupart des pays européens, relayée par les fabricants qui lancèrent à ce moment de nouveaux modèles. Le résultat fut à la hauteur des espérances : l'exportation de chronographe suisse en Europe passa de 52 000 unités en 1964 à plus de 173 000 en 1969.
C'est à cette époque que les principaux acteurs dans le domaine du chronographe inaugurent les principes marketing de la montre moderne : un nom, un design fort et toute une gamme de variantes pour séduire un public jeune et avide de nouveautés. Citons le Breitling Top Time lancé en 1964 dans 6 versions différentes, l'Heuer Carrera présenté en 1963 et ses 4 variantes, ou l'Omega Chronostop de 1967 et sa douzaine de versions différentes.
Premiers modèles : 1963-1970.

Archétype du Nivada Chronomaster avec sa lunette, ses aiguilles et ses compteurs caractéristiques. Celui-ci est équipé d'un Valjoux 92
Le Nivada Chronomaster de 1963 est assez typé : un cadran noir, une boîte en acier, une lunette tournante graduée, des poussoirs ronds et une aiguille des heures en forme de flèche, véritable signe de reconnaissance. Ces aiguilles flèche n'étaient toutefois pas nouvelles : on les avait vues pour la première fois sur un chronographe en 1958 et c'était sur l'Omega Speedmaster, dans sa première version.
La lunette tournante est apparue dès les années 1940 sur des chronographes Movado et Breitling. Mais dans sa version pour montre de plongée, avec graduation 60 minutes, il faut attendre 1958 avec le Blancpain Air Command et 1959 avec le Breitling Super Ocean. Le Chronomaster se rapproche d'ailleurs de design du Super Ocean : même fond noir avec seulement deux compteurs, même aiguille flèche pour les heures et mêmes poussoirs. De même, il n y a pas de chiffre sur le cadran mais des index.
La lunette tournante du Chronomaster a un signe particulier : elle comporte en fait deux échelles, une de 60 graduations pour les minutes et une de 12 pour les heures.
Le cadran est signé "Nivada Grenchen". Aux Etats-Unis on peut trouver "Croton" ou l'association "Croton Nivada Grenchen".
Le cadran est noir et les compteurs noirs ou gris. Les compteurs sont légèrement en creux, avec ou sans biseau par rapport au reste du cadran. Le compteur de minutes est semble-t-il toujours de 30 mn et les 5 premières minutes ont un décompte à rebours et sont mises en évidence grâce à un triangle de couleur rouge. Il s'agit du compte à rebours des 5 dernières minutes des départs de régate.
Il y a toujours une échelle tachymétrique à la périphérie du cadran, graduée de 600 à 60.
Les aiguilles sont caractéristiques : dauphine pour les minutes, flèche pour les heures, et elles sont tritiées. Parfois l'aiguille du compteur des minutes est aussi en forme de flèche. L'aiguille centrale du chronographe est parfois de couleur rouge et peut alors être munie d'un cercle tritié.
Il n'y a pas de chiffres pour les heures mais des index, tritiés eux aussi et de dimensions variables.
La boîte, au design simple et élégant est toujours en acier et à fond vissé pour assurer l'étanchéité. C'est aussi dans cet objectif que les poussoirs sont ronds.

Calibre Valjoux 92 équipant le chronographe de l'illustration 3. Mouvement à roue a colonne et pignon oscillant.
Nivada ne fabriquait pas ses ébauches et utilisait donc des calibres Ebauches SA. Le mouvement le plus habituel dans les premières versions du Chronomaster est le Valjoux 92, créé en 1950. C'est un mouvement de 13 lignes, de bonne facture mais plutôt rustique, à roue à colonne. Le système de chronographe est dit à bascule ou à pignon oscillant : la roue sur champ et la roue intermédiaire sont remplacées par un pignon qui peut légèrement osciller sur son axe sous l'action d'une bascule commandée à partir de la roue à colonnes, et ainsi engrener avec la roue de centre qui porte l'aiguille des secondes du chronographe. Ceci permet de faire l'économie de certains rouages, économie renforcée sur ce mouvement par l'utilisation de simple fils d'acier pour certains ressorts. Ce système, de conception ancienne puisqu'Edouard Heuer l'avait breveté en Allemagne en 1887, avait été utilisé pour la première fois chez Ebauches SA sur le Vénus 170 de 1937 et sur le Valjoux 77 quelques années plus tard.

Détail du pignon oscillant du calibre Valjoux 92
On peut également trouver dans les premiers Chronomaster un mouvement plus prestigieux : le Valjoux 23, mouvement majeur dans l'histoire du chronographe suisse, que l'on retrouve chez de nombreuses marques, de Heuer à Rolex. C'est un mouvement classique, très bien construit, à roue à colonnes et sans ressort fil.
On peut aussi trouver des mouvements sans roue à colonnes tels que les Landeron 210 et 248 et le Vénus 210.

Version avec compteurs gris. Calibre Valjoux 23.

Calibre Valjoux 23 du chronographe de l'illustration 6.

Détail de la roue à colonne du calibre Valjoux 23
Modèles tardifs : 1970-1978
Le Chronomaster a eu un succès considérable et sa fabrication s'est prolongée jusqu'à la fin des années 1970.
Son design a été progressivement modifié. Les aiguilles dauphine et flèche ont été remplacées par des aiguilles bâtons, tritiées, et le logo Nivada, un N dans un blason, apparait parfois sur le cadran.

modèle tardif du Chronomaster ici siglé Croton. Mouvement Valjoux 7733 sans roue à colonne

Calibre Valjoux 7733

Version à fond blanc du Chronomaster, mouvement Valjoux 23

La superbe version Chronoking avec date à midi. Calibre Valjoux 234

Calibre Valjoux 234
Le Valjoux 92 disparait au profit du Valjoux 7733 sans roue à colonnes. Le Valjoux 23 est toujours utilisé et il équipera une belle version à fond blanc et compteurs noirs ainsi que le modèle "Chronoking Aviator Sea Diver" à compteurs gris qui existe dans une superbe version avec date à midi et compteur 45 mn, munie du beau calibre Valjoux 234.
Ce qui semble être l'ultime version date de 1977 : baptisée "Chronograph Aviator Sea Diver" elle comporte la date à 3h et est équipée du calibre Valjoux 7765, version non automatique du Valjoux 7755.

Probablement l'ultime version du Chronomaster, avec date à 3h. Calibre Valjoux 7765

Calibre Valjoux 7765, version manuelle du 7755
Nivada tentera de faire face à la crise des années 1970 avec des montres au design d'avant-garde, en particulier la gamme Leonardo Da Vinci, puis des montres à quartz, mais elle n'y résistera pas et rejoindra la longue liste des entreprises disparues au début des années 1980.
Aujourd'hui la marque a été reprise mais désormais les montres sont faites en Chine. Triste sort pour une fabrique qui a su proposer l'un des chronographes suisse les plus attachants des années 1960...


Notice fournie avec le chronographe Chronomaster vers 1967
Remerciements : cet article a bénéficié des conseils de Sébastien Chaulmontet en Suisse, Richard Askham en Hollande et Derek Dier au Canada (www.WatchesToBuy.com). Pour les illustrations, remerciements à Derek Dier, Gerd-R. Lang et Christian Pfeiffer-Belli. La plupart des documents d'archives ont été consultés au Musée International d'Horlogerie de La Chaux-de-Fonds grâce à l'amabilité et la disponibilité de toute l'équipe de Jean-Michel Piguet et Ludwig Oeschlin.
|